#MeeToo, cette nuit-là

Hier soir, au détour d’une conversation chez une amie, en présence d’une copine à elle que je ne connaissais pas, j’ai parlé publiquement de cette nuit où j’ai moi aussi été violée. 

#MeeToo

Je n’en avais jamais parlé auparavant. Mis à part à mon psychanalyste, il y a un an ou deux. Je lui ai raconté cette nuit là et j’avais besoin qu’il me confirme que c’était bien un viol. Ce qu’il a fait. Je ne sais plus ce qu'il a dit précisément, mais cela a suffi pour que je me sente légitime à envisager cette nuit-là comme un viol. Et je n’en ai quasiment plus jamais reparlé en séance. Mais au fond de moi, j’ai depuis lors cette certitude, j’ai été victime d’un viol. Silencieux. Sans un mot. Sans coup. Sans menace. Sans même conscience que c’en était un. Juste un malaise persistant sur cette nuit-là depuis 15 ans. Et depuis 15 ans, une sensibilité toute particulière quand il est question de viol et de harcèlement. Un sentiment d’être tout personnellement concernée. Et une multitude de lectures d’ouvrages féministes, de témoignages. Comme si toutes ces femmes parlaient pour moi, me parlaient à moi. Et parce que j’avais besoin de cette armure idéologique et intellectuelle pour comprendre ce qui c’était passé cette nuit-là et ne plus jamais m’y retrouver confrontée.

J’ai souvent évoqué, raconté, le harcèlement subi durant 18 mois par mon ex compagnon après notre séparation. Après mon départ. Les 12 plaintes. La logorrhée verbale. Le piratage de mon ordinateur. Les conversations MSN qu’il avait apprises par cœur. Sa présence et sa surveillance constante. L’envoi de mon profil Meetic à tous les contacts masculins de mon carnet d’adresses, dont mon père et mes relations professionnelles. Ses menaces de « me pourrir la vie jusqu’à ce que je crève ». Ma peur, mon impuissance face à une justice qui à l’époque n’avait pas inscrit le harcèlement dans le Code pénal. Mais aussi mon sentiment de liberté, mon exultation, suite à cette rupture que j’ai initiée, tranchant dans le vif, sans aucun espoir de retour. Une décision longuement mûrie, 7 mois, pour partir, pour fuir, une relation toxique dans laquelle j’étouffais, dans laquelle il m’étouffait, m’écrasait de son silence, de ses névroses. Au point de finir par en devenir presque folle. Je me revois en pleine nuit dans le salon, la musique à tue-tête, hurlant, sans qu’il ne daigne réagir. 7 mois entre le jour où j’ai pris cette décision que j’allais partir et où je lui ai annoncé froidement au diner, sans qu’il ne réagisse. Un mur, une fois encore. Il a pourtant réagi ensuite. Des pleurs à n’en plus finir qui ont fini par se muer en une violence sourde, tenace et pathologique.

Mais avant cet épilogue, il y a eu cette nuit-là.

Nous n’avons plus de relations sexuelles depuis des mois. Il me dégoute. Avant ce dégout, il y eu l’ennui, le désamour. Parfois, face à ses tentatives, je lui accorde un coït brièvement expédié pour avoir la certitude d’être tranquille quelques temps. Je sais ce qui le fait jouir. Je m’y emploie pour abréger le pensum.

Mais avant cette nuit-là, il y a eu un long temps d’abstinence. Je n’arrive même plus à me forcer. Je le surprends à plusieurs reprises à regarder du porno sur son ordinateur, en journée, la nuit quand je dors. J’ai fouillé son ordinateur et y ai trouvé des photos et des films particulièrement crades. Je ne suis pas bégueule. Il m’est arrivé, quoi qu’assez rarement d’en regarder. Il m’est arrivé d’être filmée, regardée en club. Mais ce que je trouve est particulièrement immonde. Au point où je ne m’y attarde pas. Je suis juste écœurée. Et cela confirme cette impression que j’ai eu assez rapidement dans notre relation qu’il avait un rapport malsain à la sexualité, comme une honte. Il arrivait à rendre « sale » la plus banale des pratiques sexuelles. Depuis, j’ai couché avec des dizaines d’hommes, exploré une multitude de facettes de ce que peut nous offrir la sexualité et je n’ai pourtant jamais ressenti ce dégoût et ce malaise qu’il y avait avec lui.

Cette nuit-là, je dors, au bord du lit, le plus loin possible de lui, comme toutes les nuits. A plat ventre. Il me caresse le sexe. Je ne réagis pas. Ne surtout pas bouger. Contrôler ma respiration pour simuler le sommeil. Il va abandonner. Comment peut il imaginer que je vais céder à ces avances, que je peux avoir envie de faire l’amour avec lui, alors que nous ne nous adressons pas la parole depuis des jours. Il écarte mes jambes. Je suis sidérée mais je n’y crois pas. Il passe sur moi et enfourne son sexe dur dans le mien. Je suis immobile. Figée. Comme morte. Il est en train de baiser une morte. Morte, gelée à l’intérieur. L’esprit bloqué. Sans aucune réaction. Il jouis, se lève, va se laver (il se lave toujours après). Moi, je ne bouge toujours pas. Je me recroqueville. Je n’en reviens toujours pas de ce qui s’est passé. Je continue à faire semblant de dormir parce que je ne veux surtout pas le voir, croiser son regard, l’entendre. J’ai envie de pleurer, de vomir. Je me sens mal. Je ne me souviens pas combien de temps j’ai mis à m’endormir, ni comment j’ai pu m’endormir. Il revient, se recouche. Il n’y pas un mot entre nous. Juste ma respiration que je contrôle toujours, régulière, alors que j’étouffe mes larmes et mon dégoût. Je crois qu’il s’endort. Je le hais. Je me sens avilie.

Le matin, je me lève avant lui et je vais vomir. Puis, je prends une douche et n’en finis pas de me laver, de me nettoyer le sexe.

Ce sera la dernière fois où nous avons une relation sexuelle. Je pars quelques semaines ou mois après. Je n’arrive pas à situer exactement cette nuit-là. Il n’en a jamais été question ni après, ni avant mon départ, ni lors des discussions que nous avons eu après la rupture (et dieu sait que nous avons abordé les dossiers qui faisaient mal, chacun déversant ses griefs), ni devant la médiatrice appelée à la rescousse lorsque le harcèlement commence et qu’il m’assène ses reproches à n’en plus finir. Je n’en ai pas non plus parlé à mes amies, pourtant si intimes, à qui j’ai confié beaucoup de ma vie. Ni aux 2 psys que je consulterai par la suite.

Je n’en parle pas non plus avec moi-même. Durant des années, je fais abstraction de cette nuit-là. Lorsque le souvenir affleure à mon esprit, je le chasse comme un mauvais souvenir parmi tant d’autres de ces 12 années de relations. Jamais pendant ces années, je n’ai pensé à cette nuit-là comme un viol. Un truc dégueulasse, un truc de malade, un manque de respect, mais jamais un viol.

Depuis quelques années, la parole se libère. Je lis et j’écoute des centaines de témoignages sur la domination masculine, les violences sexuelles, notamment au sein du couple. Alors que je me disais que je l’avais échappé belle, je réalise peu à peu que moi aussi. Mee too.

Mais je ne suis pas sûre. Est-ce que l’on peut vraiment qualifier ce qui s’est passé cette nuit-là de viol ? Je n’ai pas protesté. J’aurai pu dire non. Me lever. L’envoyer valser. Il n’y a pas eu de contrainte physique. Je n’ai rien fait. Je l’ai laissé faire. J’ai gelé une partie de moi pour ne rien ressentir. Je n’ai rien senti. Mais le malaise est resté. Et je n’ai plus jamais joui avec un homme lors d’une pénétration. Pris du plaisir, oui, beaucoup. Je jouis en me caressant. Je jouis, parfois, lors d’un cunnilingus. Mais je n’ai plus jamais joui lors d’une pénétration. Ce qui ne m’empêche pas d’éprouver beaucoup de plaisir et d’excitation à faire l’amour, baiser, quels que soient les mots et la forme que prennent les ébats. Je n’ai même jamais autant aimé le sexe que depuis ma séparation avec cet homme.

En écrivant cette « confession » (quel drôle de mot me vient au bout des doigts… ! Je n’ai pas péché !)… ce témoignage plutôt, je me demande si justement cette consommation parfois effrénée de sexe, d’hommes, d’expériences érotiques, n’a pas pour objectif de dégeler mon corps. Mon esprit est alerte, libre, sans censure, léger, curieux. Ces 14 dernières années m’ont permise d’explorer une multitude de fantasmes, partagés, les miens, les leurs, ceux élaborés ensemble en toute complicité. J’ai beaucoup appris sur moi-même dans cette quête sensuelle et sexuelle, et bien au-delà de la sexualité. Beaucoup appris sur les hommes aussi. Si prévisibles pour la plupart. Mais c’est cette prévisibilité même qui me les rend touchants… et rassurants. Je ne me suis jamais vraiment senti en danger malgré des scenarii parfois risqués avec des inconnus. J’ai appris à maitriser les codes et les stratégies de la séduction. Je suis, semble t’il, un assez bon, voire même, un excellent plan cul. Je ne m’attache pas, je suis discrète, pas vulgaire, ouverte d’esprit, gaie, sensuelle, avec de l’esprit et de la conversation, je m’offre sans pudeur et peu de tabous. J’aime découvrir, je connais mes limites. Et j’essaie d’éviter les hommes malsains, mal dans leur peau, qui ne savent plus où ils en sont.

Je m’offre. En fait, j’offre juste un corps, une enveloppe charnelle appétissante.  Alors que je contrôle le moindre de mes gestes, de mes pensées, de mes sensations peut être même. Je ne m’offre pas en réalité. Ces hommes n’accèdent jamais à ce que je suis vraiment, à qui je suis au plus profond de moi, par un esprit de conservation psychique profondément ancré qui m’a déjà sauvée. Prendre du plaisir à offrir ce corps pris une fois sans mon accord. Accorder volontairement (presque) tout à d’autres, par revanche (vengeance ?) à celui qui a cru avoir le droit de prendre, disposer de ce corps, comme un objet, une chose. Sa chose. Comme un dû. Impunément. Reprendre le pouvoir sur ce corps et en disposer comme bon me semble. Inverser le rapport de pouvoir. Certains pensent qu’ils me dominent. Tout cela n’est qu’un jeu, auquel je peux prendre du plaisir. Je me domine. Je domine la situation.  Et par cette domination sur ce qui se joue, je les domine. Je tiens leur plaisir entre mes mains, ma bouche, mon sexe. J’ai le pouvoir sur leur plaisir. Je peux dire non. Je peux bâcler. Je peux arrêter. Je conserve la maitrise totale de ce qui se passe sous l’apparence d’une douce soumission et d’une liberté légère. Gelée à l’intérieur toujours. Mon esprit contrôle ce corps violé, pris sans consentement, une fois. Une seule fois. Je me suis fait une raison de l’absence de cette jouissance par la pénétration. J’ai appris à prendre, avoir du plaisir autrement et cela m’a d’ailleurs ouvert bien d’autres voies et chemins dans la découverte des choses du sexe.

C’est là, la séquelle la plus flagrante de ce viol « conjugal ». Comme si une partie de ce corps que j’avais anesthésiée cette nuit-là, ne s’était plus jamais réveillée. Comme si le contrôle que j’avais exercé à ce moment-là pour ne rien ressentir n’avait jamais cessé.

Et en cascade, me viennent d’autres pensées. Mon horreur de partager un lit et mon sommeil avec un homme. Inconfort seulement ? Cette hyper-vigilance qui me tient toute la nuit jusqu’au matin. La constance avec laquelle je bassine mon fils, un futur homme, sur l’intégrité du corps (le sien et celui des autres) et le consentement. Mon incapacité à avoir pu lui laver les parties intimes quand il était petit ou lui prendre la température par vie rectale. Ma propension à vouloir toujours exprimer, parler, expliciter dans mes relations avec les hommes, pour que tout soit bien clair. Parfois, je le sais de manière trop insistante. Mais parce que j’ai besoin que le cadre soit posé pour être (r)assurée, le chemin balisé, de ce que je vais pouvoir proposer et accepter. Le contrôle, encore. Mes réactions épidermiques à certains propos. Je crois que je n’en ai pas fini de sonder les signes de ce que ce viol (même ici, j’ai encore du mal à employer ce mot…) a changé en moi, dans ma vie quotidienne, dans ma perception des relations humaines, de mon propre corps qui l’espace de qulques minutes ne m’a plus appartenu.

Mais avant de pouvoir écrire tout cela, je n’en ai jamais parlé. Je n’ai même pas voulu y penser. Le déni absolu. L’oubli comme protection. La sexualité débridée (par intermittence) comme reconquête de mon corps. Et puis, j’ai entendu cette chanson d’Angèle, Balance ton quoi, il y a 2 ou 3 ans. J’ai regardé le clip. Et cette phrase, que j’avais pourtant déjà lue dans des témoignages mais qui ne m’avais pas heurtée comme dans cette vidéo.

A 2'26'', « Si elle dort, tu la laisse dormir ». Première fissure de l’armure. Une fulgurance. Une évidence. 

Je dormais. Il a introduit son sexe dans le mien. Je n’ai pas donner mon consentement. C’est un viol. CQFD. 

Rien d’autre à rajouter. Pas d’excuse dûe à sa frustration. Pas de culpabilité de n’avoir pas réagi.

L’idée a fait son chemin dans ma tête. J’en ai parlé en psychanalyse. Je me suis appropriée l’idée. C’était un viol. Moi aussi, j’ai subi un viol. Je ne me sens pas victime. C’est juste un fait. Comme des centaines de milliers de femmes. Comme tant d’autres qui osent aujourd’hui en parler et dénoncer leur violeur, à balancer leur porc.

Hier soir, j’en ai parlé ouvertement. Nouveau pas. 

Je ne balance pas le nom du porc dans ce témoignage. Ni le mien.

Je ne sais pas encore si c’est parce que je n’en suis pas encore capable. Si je n’ai pas le courage d’affronter les réactions de mon entourage, d’enclencher une mécanique que je ne saurai pas gérer. Ou si, je n’ai tout simplement pas le désir de le faire entrer à nouveau dans ma vie. Je l’ai éjecté de ma vie il y 14 ans. Le jour de ma fête. Quel plus beau cadeau pouvais-je me faire ! Pendant des années, je me suis fêtée intérieurement une belle liberté ce jour-là, éprouvant à chaque fois un immense bonheur. Puis, j’ai arrêté. Le temps a passé. Ma vie a continué. Une autre vie. Avec ces 12 années comme une malheureuse parenthèse. Il me semble que donner son nom serait comme rouvrir la parenthèse et le faire entrer dans cette vie que j’ai choisie. Pour l’instant peut-être.

Mais aujourd’hui, je me sens encore plus libérée d’avoir parler de cette nuit-là et d’avoir écrire ce texte, dont je ne sais pas encore quoi faire. Alors, je le balance ici, sur ce blog confidentiel, que j'ai tendance à négliger. Mais qui aujourd'hui trouve toute son utilité. En attendant.


Commentaires